Chouette ce topic !
Merci pour l'allongement de la pile à lire ahah - avec
La maison dans laquelle de Mariam Petrosyan ;
Something is killing the children.
@Mouette
Ossature, Nassim Kezoui
Faut se le manger, il est très long. C'est l'histoire d'un jeune homme métis, puis de sa mère, la française, puis de son père, d'origine algérienne, puis de sa cousine côté paternel, puis du futur, puis à nouveau de sa cousine, puis de la mère de cette dernière, puis de la sœur de la mère, puis du mari de la mère (le père, l'oncle), puis de la grand-mère, puis c'est fini. Le style est d'une précision glaciale, aussi froide que la banlieue d'où essaient sans cesse de s'échapper les protagonistes. C'est la chose la plus vraie, la plus juste que j'ai jamais lue ou vue sur l'immigration algérienne en France. C'est une pépite qui gagnerait à ne plus être méconnue.
Ouiiii ! Il est exceptionnel. Je l'ai dévoré aussi l'été dernier (pendant les vacances PAennes d'ailleurs
), tout en subtilité sur les problématiques familiales, évidemment "l'identité", l'immigration, les rapports à la religion ou au contraire à l'athéisme. C'était fort comme livre, un tableau complexe et sans concessions de cette famille.
@Pluma Atramenta
- Le portrait de Dorian Gray par Oscar Wilde. Un livre qu'on ne présente plus, mais c'est un incontournable, sincèrement.
- L'autre côté du rêve de Ursula K. Leguin fait réfléchir sur une quantité de sujets astronomique. L'histoire racontée est celle d'un homme d'apparence très ordinaire, mais dont les rêves, à son réveil, ont eu un impact sur la réalité et sur le monde dans lequel il vit. Très vite, le protagoniste devient un outil pour son soignant avide de puissance.
Oh ça fait si plaisir de les trouver mentionnés aussi, ceux-là ! Dorian Gray, un incontournable ! Et Ursula Le Guin, j'ai eu aussi le grand plaisir de me plonger enfin dans son œuvre ces dernières années.
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Allez, en vrac quelques titres qui m'ont fait particulièrement forte impression en 2023 (outre
Ossature dont Mouette a déjà très bien parlé) :
Les Marins ne savent pas nager, de Dominique Scali, autrice québecoise.
Il brode sur la légende de la cité d'Ys, île fictive quelque part dans l'Atlantique. Toute la vie des insulaires tourne autour de la mer, de la navigation, de la pêche. On y est marin quasiment de naissance, et la ville est hiérarchisée avec, au sommet, ceux qui sont "les braves" ayant affronté les grandes aventures marines à bord de leur bateau. Mais il y a aussi une autre ségrégation à Ys : les citadins d'une part, à l'abri des remparts de la ville, et d'autres part, les riverains, toujours en danger avec les marées hautes et les marées basses, et qui vivent comme ils peuvent de mendicité et autres activités douteuses.
Ne vous attendez pas à suivre une histoire bien orchestrée, avec son but précis, sa ligne narrative claire. C'est plutôt la vie d'une femme, Danaé Poussin, avec ses rencontres, ses métamorphoses - vagabonde, navigatrice, flibustière, femme citadine... On assiste à ses désillusions, à ses évolutions, à la cruauté des hommes qui l'ont autant construite que détruite. Et tout au long de son histoire, c'est une impressionnante galerie de personnages originaux et cassés qui se succèdent.
J'ai beaucoup aimé la plume. Poétique, frappante, et un art assez fort des dialogues avec une sacrée caractérisation de l'univers des marins ou encore des errants, des gueux etc. Allez, juste une phrase parce que la plume vaut le coup :
"Le vent a assassiné une voile, elle qui n'était là que pour lui, comme un coup de poing dans la peau d'un tambour qui ne prétendait qu'à la musique. Le vrai baptême du marin, c'était la déchirure."
Le Prix, de Cyril Gely.
Nous sommes en 1946 au Grand Hôtel de Stockholm. Otto Hahn, grand scientifique allemand, attend de recevoir le prix Nobel de chimie. Il est au sommet de sa gloire, mais dans sa chambre d'hôtel, son passé le rattrape. En effet, peu avant l'heure de la cérémonie, Otto est rejoint par Lise Meitner, son ancienne collaboratrice avec laquelle il a travaillé plus de trente ans sur les découvertes qui valent aujourd'hui le prix à Hahn. Mais Lise ne vient pas le féliciter. Elle vient régler ses comptes... En effet, Lise est juive. Et pas une seule fois Otto ne l'a ne serait-ce que mentionnée, tout au long de ses interventions, articles et cérémonies où, lui, a reçu seul les lauriers. Gely a un sacré sens du dialogue. Une simple conversation et on ne lâche pas le livre.
Cela traite évidemment de fascisme, de banalité du mal, mais aussi de sexisme, de toutes les souffrances derrière les grands noms.
La Nef des fous, par Katherine Anne Porter.
Une double réécriture. D'abord de la peinture du même nom, de Bosch, où des déments sont sur un bateau à la dérive. Et ensuite du livre de Sébastien Brandt, à la fin du XVe siècle. On retrouve le principe du roman allégorique, où un bateau réunit toute une galerie de protagonistes aux origines, classes sociales et conditions physiques différentes. Tableau des folies humaines, des passions à l'œuvre.
Imaginez un paquebot allemand qui, en 1931, quitte Veracruz pour regagner l'Europe. À son bord : un groupe de danseurs espagnols ; deux prêtres ; un tandem de jeunes jumeaux infernaux qui enchaînent les bêtises à bord ; un jeune couple d'américains ; une jeune femme juive qui cache ses origines (mais ça finit par se savoir) accompagnée de son époux ; un homme nain-bossu ; un autre en fauteuil roulant ; un médecin allemand ; la hautaine Frau Rittersdorf, eugéniste et nazie au dernier degré ; un couple de bourgeois qui promène partout son bouledogue gâté comme un enfant et qu'ils appellent "Bébé"...
Dans cette traversée symbolique, l'autrice interroge les fatalités qui ont pu conduire l'Europe à la barbarie. Entre lutte des classes, eugénisme et tensions racistes, c'est l'humanité du début du XXe siècle qui part à la dérive sur ce bateau. Le roman est très long, mais mené par une plume alerte, narquoise, qui nous renvoie toutes et tous à nos mauvais penchants sans aucun agélisme. Accrochez-vous pour ne pas vous perdre dans la quantité de personnages (même si les principaux sont quand même bien caractérisés), mais si vous appréciez les récits satiriques, ça peut vous parler.
Boudicca, par Jean-Laurent del Soccoro
Angleterre, an I. Après la Gaule, l’Empire romain entend se rendre maître de l’île de Bretagne. Pourtant la révolte gronde parmi les Celtes, avec à leur tête Boudicca, la chef du clan icène. Qui est cette reine qui va raser Londres et faire trembler l’empire des aigles jusqu’à Rome ?
À la fois amante, mère et guerrière mais avant tout femme libre au destin tragique, Boudicca est la biographie historique et onirique de celle qui incarne aujourd’hui encore la révolte.
J'ai beaucoup apprécié la plume de l'auteur, empreinte de la symbolique et du mysticisme qui convenaient tout à fait à la description de ce contexte historique. On est en effet dans une culture où les dieux sont partout et nulle part, où tout fait sens, tout est signe, bon ou mauvais présage pour guider les décisions et les peurs humaines. Et c'est un portrait pas banal de Boudicca qui nous est livré, parce que celui-ci est largement axé autour de la question de la parole. En tant que souveraine, Boudicca a le devoir absolu de parler - de prendre des décisions même si elle-même n'est sûre de rien - là où les dieux s'offrent toujours le luxe du silence. Sa parole galvanise les troupes. Mais c'est aussi, malheureusement, une parole souvent âpre et qui peine à exprimer son amour aux être de sa famille. Source de nombreux conflits et blessures, de non-dits entre elle et son père, entre elle et ses propres enfants aussi. En revanche, la confidente et tendre amie de Boudicca - qui est muette - est peut-être par son silence la source d'une grande sérénité, et le véhicule d'autres moyens de se faire savoir les choses.
Lavinia, par Ursula K. Le Guin
C'est l'histoire d'Énée, mais vue par les yeux de sa femme Lavinia. On est même en sa compagnie bien avant qu'elle ne rencontre le héros de Virgile : c'est un riche background que l'autrice construit à cette femme pieuse, vierge, mais dans son genre très décidée. Et un sacré développement quand on sait que seulement quatre lignes sont consacrées à Lavinia dans
L'Énéide.
Sans surprise, l'écriture est remarquable, en particulier dans le rendu de l'ambiance d'un Latium archaïque, avant que Rome ne soit Rome. J'ai trouvé ce roman très atmosphérique, mais aussi habité par un certain ton doux-amer dans la manière dont Lavinia relate sa vie, ses conflits, ses rapports tendus avec une mère pas d'équerre, ses choix de femme parfois envers et contre tous. Tout reste très en nuance, j'avais peur d'un "princesse rebelle et féministe" pas très subtil - ce qui n'est pas du tout le cas. Mention spéciale pour toute une section très particulière, embrassant le genre fantastique, où Lavinia en position de prêtresse rentre en contact avec "son poète" - l'auteur qui racontera L'Énéide. Cela ouvre énormément de réflexions. Voilà qui m'a bien donné envie de lire d'autres textes d'Ursula Le Guin, à commencer par ses poésies.
Moi, Tituba, sorcière noire, Maryse Condé.
Fille de l'esclave Abena violée par un marin anglais à bord d'un vaisseau négrier, Tituba, née à la Barbade, est initiée aux pouvoirs surnaturels par Man Yaya, guérisseuse et faiseuse de sorts. Son mariage avec John Indien l'entraîne à Boston, puis au village de Salem au service du pasteur Parris. C'est dans l'atmosphère hystérique de cette petite communauté puritaine qu'a lieu le célèbre procès des sorcières de Salem en 1692.
Avec ce roman qui se présente comme une auto-biographie d'outre-tombe, Maryse Condé donne corps à une femme qui a réellement existé mais dont on sait trois fois rien. Juste ce qu'en disent les archives du procès de Salem - Tituba, esclave noire du révérend Parris et de sa famille, a en effet été une des premières accusées de la chasse aux sorcières à Salem. L'autrice fait ce à quoi je suis extrêmement sensible : tenter de tisser dans les trous de l'Histoire. Raccommoder quelque chose, donner une voix à ce qui a été oublié ou marginalisé. Ici donc, elle imagine ce qu'ont pu être l'enfance, la formation, les voyages de l'esclave et sorcière Tituba. Et quelque part, c'est aussi une réécriture par ses yeux à elle des événements de Salem. Et c'est vraiment bien d'avoir ce regard de femme et d'étrangère sur cet épisode tragique. Comme une réappropriation des faits par une de ses victimes. Ah et l'écriture est absolument magnifique.
À la fois d'une crudité et d'une poésie dingues. Roman, très court en plus, moins de 300 pages - je recommande chaudement.
La Danse des damnées, Mme. Kiran Millwood Hargrave.
On reste dans des thématiques assez proches de celles du roman précédent. Strasbourg, 1518. Dans la chaleur étouffante de l’été, des dizaines de femmes se sont mises à danser, comme possédées, certaines jusqu'à la mort. Non loin de là, Lisbet récolte le miel de ses ruches. Auprès des abeilles, elle oublie l’atmosphère oppressante et son angoisse de perdre, une fois encore, l’enfant qu’elle porte. Alors que la ville semble s’effondrer sous les pas des danseuses, le retour d’Agnethe, après sept ans d’exil pour un crime que tout le monde tait, promet de faire voler en éclats le monde tel que Lisbet le connaît...
Là encore, un récit historique qui brode à partir du fait réel qu'a été cette danse folle à Strasbourg en 1518. De nos jours, une des principales hypothèses de ce phénomène est la contamination de la farine à l'ergot de cigle - sans compter la canicule de cet été-là, et l'ambiance d'hystérie religieuse qui s'installait avec les prémisses de la Réforme et la peur d'un châtiment eu égard aux famines et maladies de cette année. Une fresque très richement documentée, donc, portant toute une réflexion autour de la croyance, des emballements collectifs et des phénomène de contamination. La rumeur joue un grand rôle dans cette sorte de danse macabre - au premier rang de laquelle : plusieurs figures féminines bien campées et nuancées. Le tout avec une jolie plume en dépit de quelques maladresses (peut-être imputables à la traduction).
Elle voulait vivre dans un tableau de Chagall, par Gaëlle Fonlupt.
C'est un premier roman, je suis impressionnée ! Une jeune autrice à suivre et soutenir donc
Lou est hospitalisée en psychiatrie. Elle ne sait ni pourquoi ni comment elle est arrivée dans ce lieu où "l'humanité a été avalée par les horloges". Louiza a tout quitté pour se consacrer à la photographie. Au Vietnam elle rencontre Nils, un jeune homme ambitionnant de devenir diplomate. Tout les sépare et pourtant cette rencontre marque le début d'une histoire qui, du Vietnam à Paris en passant par Malte et la Bretagne, les conduira au coeur d'une nuit qui fera basculer leurs vies. Cinq années séparent Lou et Louiza. Cinq années que la mémoire de Lou a effacées et que le lecteur va redécouvrir avec elle.
Trois histoires en parallèle donc, trois temporalités. Une jeune femme hospitalisée en psychiatrie, une photographe, un énarque ambassadeur au Vietnam. Bien sûr, on va comprendre au fil du livre ce qui les lie - et les sépare. On est clairement sur une dénonciation des conditions précaires de la médecine psychiatrique - tant pour le personnel que pour les patients. Et pour cause, l'autrice a été infirmière en psychiatrie.
J'ai été bluffée par l'écriture, qui rend avec puissance (et des moments à la limite du dégoût par endroits) la réalité de cet univers, les états d'esprit des patients, dans leur grande humanité comme dans leurs blessures les plus vives. Une vraie force et inventivité de l'écriture, plein d'images très originales et d'autant plus poignantes. Les soignants qui passent leur temps à courir, comparés au lapin blanc d'Alice au pays des merveilles ; les références à l'univers de Chagall ou encore du Caravage ; le traitement assez ouf du corps et de la mémoire traumatique. Épatée enfin par la diversité et la qualité des personnages, tous hyper humains avec leur profondeur, leurs vulnérabilité, plein de choses qui se racontent d'eux malgré eux.
Allez, un petit extrait - même si plein mériteraient d'être cités :
"Il fait déjà jour, de ces jours blancs et morts où les corbeaux règnent sur le monde. La ville en bas grelotte au pied de la colline en crachant des volutes de fumée grises. C’est une ville plate, boursouflée de maisons cossues posées en damier le long de rues trop droites hérissées d’arbres au garde-à-vous. Une ville propre et ordonnée. Une ville comme il faut. Il lui semble qu’elle n’a jamais été aussi loin. Elle la regarde d’en haut, perchée sur cette colline froide, là où elle a sa chambre, près des fous. Ça fait peur les fous. Ils ont des miroirs dans les yeux et personne ne veut se voir dans ces miroirs-là. "