Un long dimanche de fiançailles

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Isapass
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Un long dimanche de fiançailles

Message par Isapass »

Quelques images des commémorations du 11 novembre m'ont donné envie de me replonger dans ce roman de Sébastien Japrisot que j'ai déjà lu plusieurs fois mais que je n'avais pas ouvert depuis très longtemps. Je l'ai (de nouveau) dévoré en trois jours et il m'a (de nouveau) émue aux larmes, de la première à la dernière page.

Voici la quatrième de couverture :
Janvier 1917.
Cinq soldats français condamnés à mort en conseil de guerre, aux bras liés dans le dos. Toute une nuit et tout un jour, ils ont tenté de survivre. Le plus jeune était un Bleuet, il n'avait pas vingt ans.
À l'autre bout de la France, Mathilde, vingt ans elle aussi, plus désarmée que quiconque, aimait le Bleuet d'un amour à l'épreuve de tout. La paix venue, elle va se battre pour connaître la vérité et le retrouver, mort ou vivant, dans le labyrinthe où elle l'a perdu. Tout au long de ce qu'on appellera plus tard les années folles, quand le jazz aura couvert le roulement des tambours, ses recherches seront ses fiançailles. Mathilde y sacrifiera ses jours, et malgré le temps, malgré les mensonges, elle ira jusqu'au bout de l'espoir insensé qui la porte.
On découvre dans ce livre, obstinée et fragile à la fois, attachante, bouleversante, une Mathilde qui prendra place parmi les héroïnes les plus mémorables de l'univers romanesque.
Si le livre est aussi émouvant, c'est que tout y sonne juste. De la romance limpide et sans heurt sous le soleil des Landes à la sanction inique infligée pour l'exemple à cinq mutilés volontaires, l'immersion est totale. On y passe pourtant sans arrêt de la France d'après-guerre aux horreurs des tranchées, de la vie somme toute confortable de l'héroïne à la peur destructrice des soldats, sans jamais s'éloigner des personnages qu'on a rapidement l'impression de connaître et d'aimer. Sébastien Japrisot raconte l'histoire de Mathilde et de Manech, mais aussi celles de ceux et celles qu'ils croisent, de leur époque, de la vie rurale ou citadine du début du vingtième. L'histoire d'amour n'est pas simplement un prétexte pour dénoncer ces épisodes si peu reluisants de l'Histoire, ni la guerre une toile de fond dramatique pour la romance.
Il était une fois cinq soldats français qui faisaient la guerre, parce que les choses sont ainsi.

Le premier, jadis aventureux et gai, portait à son cou le matricule 2124 d'un bureau de recrutement de la Seine. Il avait des bottes à ses pieds, prises à un Allemand, et ces bottes s'enfonçaient dans la boue, de tranchée en tranchée, à travers le labyrinthe abandonné de Dieu qui menait aux premières lignes.

L'un suivant l'autre et peinant à chaque pas, ils allaient tous les cinq vers les premières lignes, les bras liés dans le dos. Des hommes avec des fusils les conduisaient, de tranchée en tranchée - floc et floc des bottes dans la boue prises à un Allemand -, vers les grands reflets froids du soir par-delà les premières lignes, par-delà le cheval mort et les caisses de munitions perdues, et toutes ces choses ensevelies sous la neige.

Il y avait beaucoup de neige et c'était le premier mois de 1917 et dans les premiers jours.

Le 2124 avançait dans les boyaux en arrachant, pas après pas, ses jambes de la boue, et parfois l'un des bonhommes l'aidait en le tirant par la manche de sa vieille capote, changeant son fusil d'épaule, le tirant par le drap de sa capote raidie, sans un mot, l'aidant à soulever une jambe après l'autre hors de la boue.

Et puis des visages.

Il y avait des dizaines et des dizaines de visages, tous alignés du même côté dans les boyaux étroits, et des yeux cernés de boue fixaient au passage les cinq soldats épuisés qui tiraient tout le poids de leur corps en avant pour marcher, pour aller plus loin vers les premières lignes. Sous les casques, dans la lumière du soir par-delà les arbres tronqués, contre les murs de terre perverse, des regards muets dans des cernes de boue qui suivaient un instant, de proche en proche, les cinq soldats aux bras liés avec de la corde.

Lui, le 2124, dit l'Eskimo, dit aussi Bastoche, il était menuisier, au beau temps d'avant, il taillait des planches, il les rabotait, il allait boire un blanc sec entre deux placards pour cuisine un blanc chez Petit Louis, rue Amelot, à Paris il enroulait chaque matin une longue ceinture de flanelle autour de sa taille. Des tours et des tours et des tours. Sa fenêtre s'ouvrait sur des toits d'ardoise et des envols de pigeons. Il y avait une fille aux cheveux noirs dans sa chambre, dans son lit, qui disait - qu'est-ce qu'elle disait ?

Attention au fil.
Comme le dit le résumé de quatrième, Mathilde est effectivement l'une de mes trois plus grandes héroïnes littéraires. Elle a beau être dotée d'un caractère d'enfant gâtée qui la pousse à régenter son monde depuis son fauteuil roulant (et son monde s'y plie volontiers), sa combativité force le respect et l'attachement. Tout au long de son enquête (fascinante), elle est prête à abattre (ou au moins à gifler) ceux qui cherchent à anéantir ses espoirs et déjoue ses propres doutes à grand coup d'ironie et d'irrespect.
Elle a pleuré beaucoup, parce que le désespoir est femme, mais pas plus qu'il n'en fallait, parce que l'obstination l'est aussi. Il restait ce fil, rafistolé avec n'importe quoi aux endroits où il craquait, qui serpentait au long de tous les boyaux, de tous les hivers, en haut, en bas de la tranchée, à travers toutes les lignes, jusqu'à l'obscur capitaine pour y porter des ordres criminels. Mathilde l'a saisi. Elle le tient encore. Il la guide dans le labyrinthe d'où Manech n'est pas revenu. Quand il est rompu, elle le renoue. Jamais elle ne se décourage. Plus le temps passe, plus sa confiance s'affermit et son attention. Et puis, Mathilde est d'heureuse nature. Elle se dit que si ce fil ne la ramène pas à son amant, tant pis, c'est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec.
Si on est proche des personnages, c'est que le texte est fourmillant de détails, sordides ou savoureux, sur la vie et la personnalité de chacun. C'est d'ailleurs pour cela que je conseille de ne pas se contenter du film de Jean-Pierre Jeunet. C'est une assez jolie adaptation, mais on y passe forcément à côté de ces détails qui font toute la saveur d'un roman.
On passe aussi à côté de la plume de l'auteur, colorée et subtile, qui fleurte parfois avec l'oralité, qui digresse, se dédouane souvent des règles de syntaxe et de typologie, et qui sert à merveille les déferlements d'émotions que Mathilde cache sous son ironie tranchante face aux récits des iniquités de cette guerre.

Bref, à lire absolument, avec une boîte de mouchoirs.

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Gueule-de-Loup
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Re: Un long dimanche de fiançailles

Message par Gueule-de-Loup »

ça donne super envie de le lire @Isapass, je l’ai mis dans ma PAL <3 <3 <3

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Isapass
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Re: Un long dimanche de fiançailles

Message par Isapass »

@Gueule-de-Loup tu me diras ce que tu en as pensé, alors :)

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Yvaine
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Re: Un long dimanche de fiançailles

Message par Yvaine »

Bonsoir ! Je viens ressusciter ce sujet en plussoyant @Gueule-de-Loup : les extraits et la façon dont tu parles de cet ouvrage donnent infiniment envie de le lire !

Je n'ai pour l'instant vu que l'adaptation en film, qui sonnait très juste à mes yeux. Au début, habituée aux films de guerre contemporains, je me suis dit super, encore quelque chose de violent et privé d'intrigue. Et puis il y a eu la narration, que tes extraits montrent bien (la métaphore filée du fil, de la quête, de la pendaison, est splendide), et il y a eu le personnage de Mathilde, si fort (une figure qui ne bénéficie pas d'une bonne santé, contrairement à la plupart des personnages principaux, et l'on sait combien la représentation compte), personnage si fort donc, si déterminé, qui n'abandonne jamais, quoiqu'en disent les autres ; et les autres, justement, leurs habitudes à tous (les expressions de la tante de Mathilde notamment), leur quotidien (le facteur m'a fait sourire), leurs croyances multiples, et au final, leur surprise. S'il y a une chose qui m'a plu dans cette histoire, c'est bien sûr le récit fait de la guerre et de l'inlassable quête des familles (ô combien important), mais aussi le traitement des personnages, qui ont leurs complexités, leur façon d'être, et où rien ne semble incohérent, et surtout, surtout, la narration, ces métaphores, ces fils qui se suivent et se croisent parfois jusqu'à, finalement, se mêler à nouveau.

Bref : ton avis vient raviver mon expérience visionnage, et j'ai énormément envie de découvrir cet ouvrage <3

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