Je lis le débat depuis le début et ai jusque là refusé d'y prendre part parce que je me connais : mes ressentis sont extrêmement manichéens et peuvent certainement paraître grossiers à certain.e.s. Je m'en rends compte. Je peux écouter, lire les avis des un.e.s et des autres avec plaisir tant que c'est échangé avec respect et intelligence, mais j'ai conscience d'être assez imperméable aux autres sur ce genre de sujet. Franchement, je n'y arrive pas - à comprendre, je veux dire - et je ne suis pas sûre d'avoir envie d'y arriver.
Donc : faut-il séparer l'oeuvre de l'artiste ? Je réponds également
NON. Un truc massif, buté (et stupide, peut-être). Je ne comprends même pas que l'on puisse user de cette phrase, en fait. "Non mais, tu comprends, il faut dissocier l'oeuvre de l'artiste". Comment fait-on ?
J'ai bien conscience de toucher à plus gros que moi : la morale, la loi, les principes, ce sont des choses qui fluctuent et qui (me) dépassent. C'est parce que nous n'en avons pas les mêmes exactes définitions ni les mêmes exactes visions que nous pouvons nous permettre d'user de ces phrases, de déplacer les curseurs dans le sens qui nous convient. Les différences peuvent êtres ténues, mais elles sont toujours bien présentes.
J'ai tendance à penser que si l'oeuvre est d'une autre époque et que l'artiste est mort.e, il faut continuer à la publier voire à la diffuser, en en usant comme d'un exemple de ce que l'on a pu faire, avant, et de ce qu'il ne faut surtout, surtout pas/plus dire/faire maintenant. Avec une précaution absolue. Censurer quelque chose qui a déjà été abondamment partagé ou qui a une valeur historique non négligeable (je pense effectivement à
Mein Kampf) me paraîtrait absurde. Ce n'est pas en brûlant des œuvres et en enfonçant sa tête dans le sable que l'on répare ce qui a été détruit. En revanche, il me paraît absolument nécessaire d'user de ces œuvres comme d'un support pédagogique, en les enrichissant de notes, de préfaces, de postfaces, de bibliographies, de documentaires, de tout ce qu'il faut pour en expliciter le moindre détail, pour les ancrer au mieux dans ce qui n'existe plus et ce qui nous dépasse : le contexte personnel, intime, des auteurices, et le contexte général, historique de naissance de l'oeuvre.
Si l'oeuvre est contemporaine et l'artiste bien vivant.e, et si l'on sait que ce.tte dernier.e a tenu des propos condamnables / est soupçonné.e d'actes répréhensibles ou condamnables / a été condamné.e... Il me paraît absolument inconcevable de continuer à lae suivre. Une oeuvre, on la doit à un.e artiste, ce n'est pas interchangeable, ce n'est pas commun, ce n'est pas générique. On met de soi dedans, on met ce que l'on voit, pense, ressent, ce que l'on a vécu, ce que l'on aurait voulu vivre, ce pour quoi on lutte. C'est un support d'expression propre, absolument unique, et en cela, ça semble - à mes yeux - absolument indissociable de la personne qui s'exprime.
Tu es un.e artiste et tu as dit / fait quelque chose d'insupportable ? Tu devrais le payer, de l'exacte même façon qu'un.e non-artiste le paierait. Je refuse
absolument que l'on me dise, la bouche en cœur, qu'on va aller acheter sa place de cinéma pour aller voir le dernier Polanski parce qu'on dissocie l'oeuvre de l'artiste. Non. Qu'on me dise que c'est pour les équipes qui ont bossé derrière, pour les acteurices, pour les technicien.ne.s, pour l'histoire, je trouverais ça... bref, passable. En serrant les dents. Qu'on me dise que c'est parce qu'on ne pense pas à Polanski quand on va voir un Polanski, je trouve que c'est un foutage de gueule sans nom. Qui achèterait des toiles de Hitler en disant qu'elles feraient drôlement bien dans son séjour ? Qui assumerait ça sans la moindre interrogation, sans la moindre gêne ? (Oui, point Godwin, je sais.)
J'ai souvent entendu cette analogie autour de moi, toute simple mais que je trouve très à-propos : si l'on apprenait que le boulanger du village avait agressé / violé / tué quelqu'un, ou ne serait-ce que porté atteinte à quelqu'un, irait-on lui acheter ses baguettes avec le même sourire que celui que l'on réserve à un.e artiste ? Se targuerait-on avec la même fierté de séparer - de savoir séparer - la baguette du boulanger, parce que ce boulanger, quand même, il fait de sacrées bonnes baguettes ?
On peut être un.e monstre, un porc (une truie)(pardon pour les porcs et les truies, plus inoffensif.ve.s et pourtant moins bien traité.e.s que tou.te.s les grands porcs et les grandes truies de ce monde humain), et avoir du génie. Ca n'est pas incompatible, loin de là. Je considère que Céline est un génie de la littérature française, et ça ne m'empêche pas d'avoir eu la nausée en étudiant
Voyage au Bout de la Nuit - oeuvre qui, par ailleurs, n'évoque pas l'antisémitisme de Céline. Parce qu'à chaque page, derrière le génie de Céline, il y avait Céline. Il y avait la pensée de Céline, le cerveau de Céline, le cerveau immonde de Céline. J'avais même
peur, avant de l'ouvrir, ce bouquin. J'avais peur d'aimer le travail de Céline, et derrière, d'aimer une minuscule parcelle de Céline. Je refusais de lui concéder ce droit - le droit de mon appréhension, de ma reconnaissance, de mon admiration. (Cette phrase peut sembler prétentieuse, je m'en excuse. Je n'ai bien évidemment pas le début d'un orteil du génie de Céline, mais cela ne m'empêche pas de ne pas vouloir que mon cœur se perde du côté de son travail. Il galère déjà bien assez tout seul.)
Aujourd'hui, je peux écrire que j'ai étudié
Voyage, que j'ai lu Céline, qu'il possède selon moi une forme certaine de génie. Mais que je ne lirai pas ce livre deux fois, que je ne lirai plus jamais Céline, et que cet homme est un monstre qui, s'il vivait encore, mériterait que l'on ne sépare pas du tout ce qu'il
fait de ce qu'il
est.
Je ne tiens pas non plus à passer pour quelqu'un pour qui il serait facile de classer les gens et les œuvres dans ce qui serait "bien" et ce qui serait "mal" - ne serait-ce que parce que ma conception du "bien" et du "mal" est intime. J'ai mes propres "oui mais...", mes hésitations, mes gros regrets. La fois où j'ai entendu dire qu'
Antigone d'Anouilh - l'une de mes pièces préférées au monde - pouvait passer pour une apologie de l'antisémitisme, j'en ai pleuré de dégoût. Certain.e.s y voient au contraire une figure de résistance, l'Antigone, qui, par principe et par devoir, résiste jusqu'au sacrifice. Je n'ai aucun avis sur la question - ce que je sais, en revanche, c'est que mon amour pour cette pièce, aussi fort soit-il, porte désormais sur lui une tache que je ne saurais pas effacer. Elle porte un doute sur elle, et ce doute-là me répugne.
Il est intéressant, par ailleurs, de constater que "séparer l'oeuvre de l'artiste" est une notion ayant pris une véritable ampleur suite aux polémiques concernant des viols et agressions sexuelles par des hommes sur des femmes. On pouvait l'évoquer avant #MeToo, bien sûr - notamment à propos de Céline - mais cela demeurait je crois plus confidentiel et considérablement plus restreint. On séparait l'antisémite ou le raciste de son oeuvre comme si l'antisémitisme et le racisme étaient des erreurs du passé, comme si maintenant, on savait - on savait faire la différence, avec des yeux grand ouverts. Comme si on savait que c'était mal.
Le "séparer l'oeuvre de l'artiste" post #MeToo a presque une autre saveur, je trouve... Aujourd'hui, pour des œuvres contemporaines et des gens bien vivants, tout à fait ancrés dans notre monde, déjà condamnés, on peut se permettre de dire qu'avec nos mêmes yeux grand ouverts, on sait séparer l'oeuvre de l'artiste. Ca n'a pas du tout la même valeur, d'avoir conscience de vivre dans un monde qui rémunère voire glorifie un.e artiste (ou politique) impliqué.e dans une forme de violence et/ou de crime, et de continuer à ne voir en son oeuvre ou ses propos que la part la plus divertissante. C'est ouvertement admettre que oui, on sait, que l'époque ou le contexte n'excuse rien - puisqu'on vit dans le même - mais que l'on apprécie quand même cet.te artiste.
Je suis désolée par avance, je vais continuer à prendre Polanski pour exemple (puisque c'est une affaire encore évoquée récemment - même si elle n'est pas récente - et que l'on est en présence d'un homme tout à la fois
condamné et
récompensé) :
[TW Viol, pédophilie, sexisme.]
J'ai joué ma paresseuse et copié-collé un extrait de la page Wikipedia, parce que je n'ai honnêtement pas les cuillères aujourd'hui de retourner fouiner dans les articles détaillés. Je l'ai fait il y a quelques mois pour un débat qui nous divisait, moi et mon collègue, et ça avait été plutôt douloureux.
Donc, concernant la condamnation de Polanski, Wiki nous dit ceci : "Le 8 août 1977, Polanski plaide coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, les autres charges [rappel : avoir fourni une substance prohibée à une mineure, s'être livré à des actes licencieux et de débauche, s'être rendu coupable de relations sexuelles illicites, de perversion, de sodomie (selon la terminologie législative américaine) et de viol] étant abandonnées suite à la négociation entre les différentes parties pour éviter un procès public. Selon deux experts psychiatriques commissionnés par la cour, les docteurs Alvin E. Davis et Ronald Markman, Polanski « ne présente pas un profil de délinquant sexuel mentalement dérangé », précisent qu'il est d'une « intelligence supérieure, a un bon jugement et de fortes valeurs morales et éthiques », estiment que « les circonstances étaient provocatrices, qu'il y avait une certaine permissivité de la part de la mère » et ajoutent que « la victime n'était pas seulement physiquement mature, mais désireuse »."
C'est parce que le monde dans lequel nous vivons toujours est encore capable d'user de ce genre de propos et de défense que des hommes comme Polanski - des hommes intelligents, influents, doués, ne correspondant pas à l'idée rassurante que l'on se fait d'un pervers attardé, la bave aux lèvres - que nous sommes encore en mesure de séparer son oeuvre de lui et de nous rendre dans une salle de cinéma pour aller voir le film qu'il a réalisé avec amour. C'est parce que nous vivons dans ce monde que nous pouvons encore lui remettre une statuette et lui serrer la main en lui disant : "Bon boulot, Roman, j'ai beaucoup d'admiration pour vous."
Séparer l'oeuvre de l'artiste, c'est quelque chose de conditionné par ce que nous sommes (j'ai bien conscience de mon intransigeance, de mon étroitesse d'esprit, peut-être) mais surtout de conditionné par le monde dans lequel nous vivons. Nous dire que nous savons faire la part des choses quand cela concerne des œuvres anciennes, nées d'artistes qui ne peuvent a priori plus porter atteinte à personne, c'est facile. La preuve : je le fais aussi, en admettant ne pas trouver absurde qu'elles soient encore diffusées et/ou éditées pour être utilisées comme support pédagogique. Je pars du principe que moi, du haut de mon mètre 12, je sais faire la différence, je sais faire attention. Je ne suis pas antisémite, pas raciste, après tout. C'est facile, rassurant et extrêmement gratifiant pour l'ego de se dire que nous sommes aptes à nous tenir éloigné.e.s de tout ça, d'avant. Assez ridicule, aussi.
Nous questionner sur notre rapport aux œuvres et aux artistes, encore vivant.e.s et en construction, c'est infiniment plus douloureux. Ca demande un effort. Mais je crois vraiment que nous devons le faire à l'aune de ce que nous savons, parce que cela questionne aussi la vision que nous avons de notre société et parce que, dès lors, cela devient moyen puissant de la faire changer. Remettre en question un.e artiste en questionnant le rapport que nous avons à ses œuvres, c'est un premier pas, je crois. Parce que oui, considérer l'oeuvre d'un.e artiste problématique de la même façon que l'on considère celle d'un.e artiste non (encore) problématique, ce n'est pas anodin, qu'on le veuille ou non. Lire son livre, voir son film, écouter sa musique, c'est lui ouvrir sa porte, lui laisser l'opportunité de conserver son audience, son pouvoir et donc son influence. (Je n'évoquerai pas l'argent parce que je n'y connais rien, et parce que comme cela a déjà été écrit par d'autres plumes avant moi, il est impossible de savoir précisément où va chaque centime. Et parce que oui, il y a des gens - beaucoup de gens qui n'ont rien à voir avec ce que l'on reproche à cet.te artiste - qui travaillent avec ellui et ont le droit d'être considérés.)
Bref, j'ai beaucoup digressé, ça fait un moment que je suis sur ce message... Il n'est probablement pas aussi clair et précis que je l'aurais voulu. Peut-être agressif. Je ne sais pas. Désolée, sincèrement, si ça l'est.
En résumé : je considère que se dire capable de séparer une oeuvre - actuelle - d'un.e artiste - vivant.e, c'est au mieux une excuse pour avouer que l'on sait, mais que c'est difficile de faire la part des choses ou de renoncer à ce que l'on aime / admire (ce que je comprends et trouve très humain), au pire un foutage de gueule. Mais dans les deux cas, ça a un impact, et ça peut blesser des gens.