Axel entre dans la salle à manger, humant le fumet du repas, suivi par les petits pas de sa mère. L’odeur rance du beurre, celle faisandée de la viande crue, montent à ses narines. Il respire à plein poumons et reconnaît celle, subtile, de caveau. Il soupire d’aise. Sa mère n’a pas dû aérer la maison depuis des mois.
Axel s’installe sur sa chaise, observé par les yeux doux de sa mère. Quand il attrape la serviette de table, une araignée particulièrement poilue s’en échappe et va se réfugier sous la corbeille de pain moisi.
- Je t’ai préparé ton plat préféré, répète-t-elle en poussant vers lui un récipient crasseux où finissent de pourrir une vieille pièce de rosbif et des pommes de terre grisâtres. Quelques asticots s’agitent, grignotant la viande.
La mère d’Axel ôte son chapeau noir et informe et penche son nez crochu au-dessus de son assiette, humant avec délice les effluves qui s’en échappent.
- Tu devais venir il y a trois semaines, lui dit-elle sur un ton de reproche.
Vivi, c'est la suite du 1er octobre J'ai pris un virage Halloween
« Le poisson séché, d’accord. Le rhum, évidemment. Mais, trois tonneaux d’abats ? Qu’est-ce qu’on va faire de ça ? C’est pas spécialement pratique à cuisiner, le cœur et la cervelle, en pleine mer !
- Ah, tais-toi donc. Le capitaine a dit de charger, alors on charge. T’es même pas cuistot, qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
- On voit bien que c’est pas toi qui vas éplucher des kilos et des kilos de patates dans une cale qui sent le boudin pas frais… »
Au dehors, sur le pont, trois hommes à la peau cuite par le soleil chantaient les chansons des ancêtres, des « yo-ho-ho » un peu désuets mais charmants.
Comme à son habitude, le capitaine Jean-Pierre, ou JP, comme il souhaitait qu’on l’appelât, se tenait à la proue, mains derrière le dos.
« Est-ce que tout est à bord ? »
Une clameur de « Oui, mon capitaine ! » résonna jusqu’aux premières façades du port.
Le grondement du tonnerre n’en finissait pas de se répercuter dans la trachée du ciel, donnant au terrible roulis du trois-mâts un bruit de fond presque continu.
Seul homme capable de lâcher le bastingage dans de telles conditions, le capitaine descendit à la cale et remonta avec un tonneau qu’il fit rouler sur les lames de bois trempé.
D’un coup de pied-de-biche, il en fit sauter le couvercle, déversant des litres de boyaux, de poumons et de viscères dans l’océan.
« Viens, mon petit ! Viens voir papa ! »
À la lumière d’un éclair zébrant la toile d’un noir d’encre, un mousse aux yeux écarquillés vit un long tentacule s’emparer d’un intestin sanguinolent, avant de le tirer vers d’insondables profondeurs.
- Tu ne sais pas faire la différence entre un poisson et un poulpe ?
- Pas vraiment, j’ai embarqué hier vous savez, je suis le neveu de la tante de Didier du côté de votre sœur.
- Didier ?
- Du côté de votre sœur.
- Ha..
- Oui, vous ne vous souvenez pas ?
- Si, si bien sûr, Didier...
- Oui Didier. Mais bref il est parti, ne vous inquiétez pas.
- Didier ?
- Bah non, le poulpe. Paf ! Un coup de canon dans le nez !
- Coup de canon ? Dans le nez ?
- Ouaip ! Je n’y connais rien en pieuvre, mais j’ai lu un truc une fois sur les krakens, s'il vous cherche des noises, faut lui tirer dans le nez. Ça ne va pas capitaine, pourquoi vous vous massez les tempes ? J’ai dit au gars de pas vous réveiller pour si peu pourtant.
- Un kraken ? Pour si peu ?!
- Bah oui, il est parti aussi vite qu’il est revenu. Pi bon, on n'a pas fini de nettoyer le pont.
- Pourquoi, il a quoi le pont ?
- Bah après le coup dans le nez, le poisson c’est senti tout chose, ses bras son retomber et sa tête tanguait un peu voyez. Puis il a éternué et il en mit plein le pont. Il en avait même les larmes aux yeux, enfin je crois, difficiles à dire avec toute cette eau dans la mer. Ca va pas capitaine ?
– Mais je suis dispensée, je vous dis !
Elle en chouinerait presque, la gosse. Mais ça suffit de se payer sa tête maintenant.
– Écoute Marie-Morgane, tu avais une dispense signée pour les trois premières séances, là les dates ne collent plus.
– Ma famille d'accueil n'a pas repris rendez-vous ! Mais c'est pour toute l'année, je vous assure monsieur...
– Pourquoi tu as ton sac avec serviette et maillot, alors ?
Là, elle se trouble, cette petite menteuse.
– C'est ma famille d'accueil... Ils ont pas encore compris que...
– Écoute, on va pas causer mille ans : tu vas enfiler ton maillot et tu rejoins les autres dans le bassin. Tu sais nager, oui ou non ?
Il a cru voir un sourire passer sur son visage. Ouh ce qu'elle peut l'énerver !
– Oui, je sais nager.
– Alors tu vas pas en mourir d'entrer dans le grand bain, hein ?
Elle répond un truc qu'il n'entend pas bien, résiste encore un peu, il fait les gros yeux et enfin elle se dirige vers le vestiaire. Ces élèves qui ont la trouille de la piscine... c'est fou, pourtant c'est primordial de se jeter à l'eau, d'affronter le regard des autres, faut bien y passer à un moment. Quand Marie-Morgane revient avec son maillot de bain vert, il l'encourage d'un signe de tête. Elle descend l'échelle. Nage jusqu'au milieu du bassin – elle nage très bien, effectivement. Après, il se souvient surtout des cris. Et de la vision floue des tentacules qui balaient les lignes flottantes et les collégiens.
Bien plus tard, ça lui reviendra, ce qu'elle avait marmonné quand il avait dit qu'elle en mourrait pas, d'aller dans l'eau. C'était : "Pas moi, non".
Kraken
Certains jeux de hasard sont plus risqués que d’autres. Tout le monde sait que jouer au loup avec un loup peut s’achever en steak barbare, mais beaucoup ignorent que jouer au Kraken menteur avec un Kraken est mille fois plus risqué. En effet le nombre de mains s’accordant au nombre de bras, l’adversaire part avec un handicap certain. L’exercice relève donc de la pure inconscience car la dernière carte abattue sonnera aussi la dernière heure du vaincu. Le Kraken ne fait pas dans la dentelle et ne joue que lorsqu’il est certain de l’emporter. C’est pour ça que je ne joue qu’à chat avec mon chat, au pire j’y récolte un coup de griffe et là, il n’y a pas mort d’homme.
– D’après ce que je lis, un kraken garde l’île.
– Romane !
Derrière la silhouette de mon aimé, une forme se dessine. De longs tentacules s’étire vers le ciel. La créature me paraît immense.
– Ne m’interrompez pas ! Je n’ai pas terminé ma lecture !
– Oui, mais…
À coup de rame, je tente de nous éloigner de la créature.
– Silence !
Sa voix porte. Je reste bouche ouverte, sans savoir quoi faire.
Il me jette tout de même un regard.
– Le kraken est considéré comme un animal. Je pourrais lui voler ses capacités si jamais nous le rencontrons. Cela devrait l’affaiblir suffisamment pour nous laisser le temps de lui régler son compte.
Le tentacule qui allait frapper Romane se suspend dans les airs, avant de disparaître dans l’eau.
– Voilà qu’il se met à pleuvoir, remarque mon compagnon en époussetant son manteau.
Il referme son livre.
– Je vais devoir remettre la lecture à plus tard. Qu’aviez-vous de si important à me dire ?
Je ne sais plus quoi penser.
– Tout ce tintamarre pour rester muet lorsque je vous donne la parole !
Dois-je lui parler du kraken ?
C’est une nuit de pleine lune. L’océan est clément, les cieux peu nuageux. On peut y voir à plusieurs kilomètres à la ronde. Ce n’est pas cette nuit que son voilier risquerait une rencontre inopportune. Tant mieux, il pourrait dormir tranquille.
Satisfait de son tour d’horizon, il s’apprête à redescendre dans ses quartiers lorsqu’apparaît, à moins de dix mètres, un immense tentacule. Puis deux. Puis huit.
Puis la nuit redevint calme. Tout au fond de l’océan.
Le plongeur progresse courageusement vers les profondeurs. Il a promis aux autres qu’il les débarrasserait définitivement du terrible kraken.
On l’a aperçu plusieurs fois au cours des derniers mois. Une gigantesque silhouette noire, molle, hérissée de dizaines de tentacules griffus pleins de pustules. On dit que ses yeux sont si gros et si visqueux qu’on les entend chuinter quand il les tourne lentement vers nous. Il paraît aussi que c’est à cause de son grondement, qui résonne lugubrement tout le long de la côte à la nuit tombée, qu’un bateau de pêcheurs s’est écrasé sur la jetée l’autre soir.
Le plongeur s’enfonce dans les abysses et trouve la grotte qu’on lui a indiquée. Le monstre est là. Recroquevillé au fond de la grotte, immobile. Le brave pense d’abord qu’il est endormi, alors il s’approche tout doucement en serrant son harpon. C’est quand il arrive tout près de la la bête qu’il voit tout à coup son œil grand ouvert vers lui.
Et sur le miroir poisseux, il se voit tel que le voit la bête. Une silhouette sombre, informe, qui avance sans bruit en agitant lentement ses longs bras et ses longues jambes, son rostre mortel plongé vers l’avant.
Il est là, dans son aquarium. Il nage et il ne fait rien de plus. Un tour, deux tours, quarante douze tours. Pfeu !
Non, il lui faut un vrai animal de compagnie. Un que personne d’autre n’aurait. Ni dans la classe, ni dans la cour. Un truc qui ferait un peu peur, en plus. Ils avaient qu’à pas la traiter de sorcière !
Poisson, grenouille, axolotl… Non, non, non. Trop petit, pas assez terrifiant.
J'ai pris un virage Halloween 
