Je voulais parler d'un extrait de la Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Non, ne fuyez pas
Voilà l'extrait complet en spoiler. Il s'agit de la scène de bal, première rencontre entre les personnages au coeur de l'intrigue : madame de Clèves, jeune beauté de la cour, mariée depuis peu au prince de Clèves ; et le duc de Nemours, gentilhomme très admiré pour son élégance et son esprit. Deux BG à la cour du roi, quoi. Si vous voulez lire l'extrait avant que je le décortique, il est là :
Spoiler
Marie-Madeleine Pioche de la Vergne a écrit :[La Princesse] passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place. Madame de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que monsieur de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.
Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.
– Pour moi, madame, dit monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
– Je crois, dit madame la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
– Je vous assure, madame, reprit madame de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
– Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d'obligeant pour monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.
La reine les interrompit pour faire continuer le bal ; monsieur de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de monsieur de Nemours avant qu'il allât en Flandre ; mais, de tout le soir, il ne put admirer que madame de Clèves. Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses pieds, et ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il le prit comme un présage que la fortune destinait monsieur de Nemours à être amoureux de madame de Clèves ; et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au-delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que monsieur de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire.
Madame de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte ; et elle lui loua monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à madame de Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise.
- On trouve dans ce début d'extrait un point de vue centré sur le personnage ("elle passa tout le jour...") mais qui ne livre pas ses impressions, son sentiment. Une focalisation externe, disons. Pas de surprise, madame de Clèves est le personnage principal, et ici ce point de vue aide à passer vite sur sa journée, à préparer l'anecdote.[La Princesse] passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec monsieur de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place.
- Ensuite, apparition du pronom indéfini : "on admira sa beauté et sa parure". On bascule en point de vue omniscient en ayant accès à l'opinion de l'assemblée sur la princesse. Cela permet de la mettre en valeur, de la distinguer dans la foule ; permet aussi de créer une atmosphère de foule, justement.
- Après ça, on se focalise de nouveau sur le personnage : "comme elle dansait avec monsieur de Guise" mais cette fois, on a accès à ses perceptions, puisqu'on nous décrit "un assez grand bruit". On est ici totalement limité par le point de vue de madame de Clèves, un point de vue interne et non plus omniscient, puisqu'elle est amenée à faire des suppositions : "comme de quelqu'un qui entrait..." : l'identité du nouvel arrivant reste inconnue. Cela permet de dramatiser l'extrait : on sent que quelque chose se prépare. Il y a tout le topos littéraire (= lieu commun, "truc" vu et revu en littérature) de la scène de bal qui se met en place. Le lecteur attend une rencontre.
>> On peut déjà le constater : c'est varié, et on passe de l'un à l'autre sans transition !
- Focalisation interne. On a des précisions sur les perceptions ("le roi lui cria...") et les mouvements ("Elle se tourna...") du personnage. On a aussi accès à sa subjectivité : "un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que monsieur de Nemours." Ces deux personnages se connaissent de réputation, mais ne se sont encore jamais vus. La supposition de madame de Clèves repose donc sur le portrait qu'on lui a fait de monsieur de Nemours : un très bel homme.Madame de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que monsieur de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.
- Cette beauté du duc est renforcée par un passage au point de vue omniscient qui exprime un avis présenté comme général : "il était difficile de n'être pas surprise de le voir...". Ici, le pdv omniscient sert aussi à dresser un parallèle entre le duc et la princesse (Ce parallèle repose sur d'autres choses, mais ici je me concentre sur les points de vue ^^) en les montrant comme des égaux, qui provoquent chez ceux qui les voient une forte impression.
- Nouveau point de vue : focalisation interne sur monsieur de Nemours ! On a donc accès au ressenti de l'un et de l'autre des personnages. Cela rend l'extrait savoureux : on observe tout comme un spectateur caché, on n'ignore rien du ressenti de l'un ni de l'autre, bref, on vit à fond cette première rencontre en leur compagnie.Monsieur de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges.
- "il s'éleva dans la salle un murmure de louanges" : Point de vue omniscient qui fait écho au début du texte, quand l'assemblée admirait madame de Clèves. Cette fois, c'est le couple qui est au centre de l'attention : cela permet de les unir, de les distinguer des autres ; on comprend que l'intérêt est porté sur ce qui va se passer entre eux et, de plus, ce pdv omniscient permet de montrer qu'ils sont sous observation, ce qui va prendre plus d'importance dans la suite. À la cour, tout le monde s'observe...
- Accès direct aux pensées du roi et des reines ("les reines", il faut comprendre : Catherine de Médicis, épouse du roi + Marie Stuart, épouse du dauphin et donc reine dauphine + éventuellement, Diane de Poitiers, la maîtresse du roi, qui bien qu'illégitime, règne sur son cœur). Renforce l'effet "sous observation" déjà évoqué, rappelle aussi le statut de madame de Clèves et monsieur de Nemours : ils sont à la cour, un monde hiérarchisé, ils ne sont pas libres : "ils les appelèrent... sans leur donner le loisir de parler à personne...". Le rappel constant de la foule + des puissants qui les entourent crée une certaine tension. On ne va pas les laisser tranquilles : le roi et les reines les observent et les questionnent.Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.
Ce passage au discours direct permet plusieurs choses. Déjà, il dynamise l'anecdote (dialogue = plus efficace) ; il l'authentifie ("vraies" paroles) ; et il illustre les différents caractères.– Pour moi, madame, dit monsieur de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme madame de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
– Je crois, dit madame la dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
– Je vous assure, madame, reprit madame de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
– Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d'obligeant pour monsieur de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.
> Monsieur de Nemours sait jouer le jeu de la cour, tourner agréablement ses phrases.
> Madame la dauphine est observatrice et taquine : elle sous-entend que madame de Clèves sait très bien qui est monsieur de Nemours puisqu'elle en a entendu parler. Si elle l'admet, madame de Clèves admettra qu'elle a écouté attentivement ce qui se disait sur monsieur de Nemours et qu'elle a su l'identifier sans le connaître, donc qu'elle a reconnu sa beauté. Tout ça alors qu'elle est mariée, sous les yeux de la cour ! Pour une personne qui a la réputation d'être vertueuse, ce n'est pas souhaitable.
> Madame de Clèves, donc, est montrée comme cherchant à dissimuler mais n'y parvenant pas. (et la dauphine la crame complètement)
Dans ce passage, le regard est externe, comme si on était à côté des personnages. Madame de Clèves "paraît un peu embarrassée" : rien ne dit qu'elle l'est réellement, on n'a pas accès à ses pensées. On suppute, comme la cour, comme la taquine dauphine... L'alternance des points de vue nous rend nous-même personnage, c'est du génie
En vrac sans trop détailler, pour la fin :La reine les interrompit pour faire continuer le bal ; monsieur de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de monsieur de Nemours avant qu'il allât en Flandre ; mais, de tout le soir, il ne put admirer que madame de Clèves. Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses pieds, et ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible. Il le prit comme un présage que la fortune destinait monsieur de Nemours à être amoureux de madame de Clèves ; et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au-delà de la vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s'empêcher de lui dire que monsieur de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et d'extraordinaire.
Madame de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte ; et elle lui loua monsieur de Nemours avec un certain air qui donna à madame de Chartres la même pensée qu'avait eue le chevalier de Guise.
- Point de vue interne de monsieur de Nemours (avec son avis passé / son avis présent).
- Point de vue interne du chevalier de Guise : il observe madame de Clèves et nous livre son opinion dessus, et le narrateur fait plusieurs hypothèses : "soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au-delà de la vérité" : on ne sait pas si le chevalier est parano-d'amour ou si, vraiment, madame de Clèves a l'air de kiffer sur monsieur de Nemours. (mon vocabulaire s'en va, vous remarquerez, mais c'est plus marrant comme ça...) On n'est donc pas toujours omniscient, mais vraiment focalisé sur une perception à la fois.
- On revient au point de vue interne de madame de Clèves à la fin de l'extrait...
- ... et on a même une brève incursion dans l'esprit de sa môman, madame de Chartres. Ça permet une mise en perspective de l'extrait : que peut en penser une mère aussi raisonnable que madame de Chartres ? Pas que du bien, c'est sûr... Elle qui tient plus que tout à maintenir sa fille dans le droit chemin pour lui éviter des problèmes à la cour, ça ne va pas lui plaire, toutes ces galanteries. C'est annonciateur de ce qui va suivre : madame de Chartres va surveiller sa fille et tout faire pour lui éviter de nourrir un penchant, une inclination (= un crush) pour monsieur de Nemours. Ça va à la fois foirer et réussir.
>> Vu le nombre de personnages dont on nous livre les pensées, on peut globalement caractériser le point de vue de cet extrait comme omniscient, mais dans le détail, on voit bien que c'est plus subtil. Le passage d'un pdv à un autre est toujours justifié : la profusion de personnages permet de concrétiser l'espace de la cour ; les jeux d'observation et de regard, les avis des uns sur les autres nous montrent l'ambiance qui règne ici ; le discours direct est plein de sous-entendus et de dissimulation, ce qui peut aiguiser l'attention du lecteur ; on nous mène là où on a besoin d'être, en tant que lecteur, pour saisir l'intérêt de cette scène et de ces interactions. Je trouve ça absolument brillant. On voit bien qu'on n'a pas forcément besoin de codes comme "un personnage = un chapitre" pour rendre compte d'un événement. On peut tout s'autoriser, dès lors que c'est suffisamment clair et que c'est pertinent. En tout cas c'est mon opinion
Voilà, j'espère que ça apportera un peu de grain à moudre aux Plumes qui se posent des questions sur les points de vue ! Ce roman époustouflant (OUI.) date de 1678. Les façons d'écrire ont évolué, c'est certain, (et les mœurs aussi, heureusement) mais ce roman est tellement fou, il a beaucoup à nous apprendre en terme de style - lui et plein d'autres.
J'étais très contente de rédiger tout ça, c'est un de mes romans préférés N'hésitez pas s'il y a des questions.