Séparer l'œuvre de l'artiste ?

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Jupsy
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Jupsy »

Vous me connaissez...

J'adore intervenir pour refiler une source quand j'en trouve une. Dans le cas présent, vous avez le Quoi de Meuf de poche numéro 66 : Faut-il séparer l'artiste de l’œuvre

De mon point de vue, il est complexe de séparer l’œuvre de l'artiste. Du coup, quand l'auteur a des propos nauséabonds, je le boycott. Si son œuvre est qualifiée de chef d’œuvre, je ferai l'effort d'y jeter un œil mais sans débourser un centime. Je suis contre aussi célébrer l'artiste avec des prix ou des petites rétrospectives qui oublie de mentionner à quel point l'artiste peut avoir des propos nauséabonds.

Au passage, il faut aussi savoir que certains polémistes vont vendre des livres pour pouvoir lâcher des propos nauséabonds dans la presse, mais ne vont pas vendre forcément. Du coup si on faisait le choix d'arrêter de leur faire de la pub, ils n'auraient plus de tribunes, mais aussi plus de raisons d'écrire des livres. (ou alors ils continueraient mais les ME ne les accepteraient plus, les libraires ne les mettraient plus en tête de gondole et les lecteurs les laisseraient prendre la poussière)

Pour la question de la censure, je suis souvent ennuyée parce que c'est un argument utilisé pour contrer des actions qui ne demandent pas l'interdiction de l’œuvre, mais plutôt sa recontextualisation ou le boycott de son auteur. J'ai déjà vu des gens crier à la censure quand un film a été retiré alors que le but était juste de repréciser le contexte avec un avertissement et même de fournir des documentaires en bonus. En plus c'était une action du diffuseur.

Crier à la censure a pour objectif de contourner la véritable intention derrière l'action. Du coup, de nombreuses personnes vont être influencées et vont penser qu'il y a volonté de censure, alors qu'en creusant ce n'est pas le cas du tout. (En tout cas, dans 99,99% des cas) Dans le cas précis de la séparation œuvre et artiste, le but est souvent d'avertir que l'artiste a des propos nauséabonds et de lutter contre l'impunité que lui donne son statut. Quant aux œuvres de cet artiste, l'objectif est d'avertir si le contenu peut-être difficile à voir pour certaines personnes, s'en servir pour contrer les idées nauséabondes qui s'y trouvent, mais il n'est pas question d'interdire ou de censurer.

Soit dit en passant, boycotter des artistes m'a permis d'en découvrir d'autres, d'aller voir ailleurs et de découvrir d'autres talents. Et honnêtement j'aime bien écouter de la musique où je sais que le compositeur n'est pas en train de s'imaginer les trucs nauséabonds qu'il veut ou a fait aux femmes. (Coucou Jérémy Soule, compositeur de Skyrim et d'autres Elders Scrolls)

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Eryn
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Eryn »

Ha c'est super intéressant votre débat ! Moi ça me fait penser à Blanche Gardin quand elle a taclé Polanski, je trouve ses mots très justes (à Blanche Gardin) !
Bah pour ma part si je sais que l'artiste en question a récemment déconné, je refuserai de payer (et donc de soutenir financièrement) pour voir son oeuvre ! De la même manière dans ma consommation je boycotte ce que je peux, Mac Donald, les produits à base d'huile de palme... j'ai pas une consommation irréprochable, mais je fais des efforts sur ce que je peux, qu'il s'agisse de produits alimentaires ou culturels.

D'ailleurs quand un artiste déconne comme ça publiquement, je suis généralement hyper déçue, parce que souvent ce sont des gens talentueux qui donnent une sorte d'image parfaite de "réussite", on les imagine/veut parfaits, alors quand une accusation d'agression ou des propos racistes sortent dans les médias, je suis très déçue...

Pour le coup je suis aussi assez scandalisée que certains arrivent à passer entre les gouttes... John Galliano a été viré de chez Dior, mais si je me rappelle bien il a été repris discrètement quelques mois plus tard par une autre grande maison de haute couture... trop dûr de se passer de son talent ? Bah moi si en tant que prof je commets un acte vraiment répréhensible (genre agression physique sur un élève), je perds mon job et je pourrais pas le récupérer, alors pourquoi pas les artistes ? C'est pas parce qu'ils sont bankables qu'ils sont au-dessus des lois !
Après si un film/livre est vraiment bien, alors oui, je trouve ça dommage de ne pas le voir juste pour ce qu'a fait l'artiste, mais j'aurai par exemple pas super envie de regarder un film de polanski sur netflix (parce que l'audience est comptabilisée et je veux pas "donner mon vote" à ce mec)! Du coup j'aurai tendance à le visionner sans payer.

[mention]Flammy[/mention] ton commentaire me fait penser que quand j'étais au lycée, on avait voulu faire nos TPE sur Albert Speer, l'architecte en chef du parti nazi, et donc montrer comment une forme d'art sert un régime totalitaire (il avait fait tous les plans "Germania", la future "capitale du monde"), des images apparaissaient dans un film de Leni Riefenstahl, eh bien impossible de mettre la main sur ces foutues images... du coup on a tout simplement changé de sujet de TPE, parce qu'on n'arrivait pas à trouver assez d'informations... Idem pour Mein Kampf, pour le coup, je serai curieuse de savoir avec quels mots on a retourné la tête de tout un pays, et je te rejoins sur la question, ça serait intéressant de pouvoir en étudier des extraits, après je me demande aussi si cette censure n'est pas bien venue : savoir que la trace de ses mots va disparaître à tout jamais, c'est aussi une bonne chose.

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Fannie
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Fannie »

Il semble que ce livre n'est pas près de disparaître, [mention]Eryn[/mention]. Il est tombé dans le domaine public il y a quelques années, il est disponible en ligne, dans certaines bibliothèques et il se vend dans certains pays, dont la Suisse (avec un texte d'avertissement).

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Schumiorange
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Schumiorange »

Que de réflexions intéressantes…

Comme plusieurs d’entre vous, je ne me renseigne jamais sur l’auteur d’un livre avant de l’acheter, ni sur le réalisateur d’un film avant de le regarder… Pour moi, ce serait un peu l’équivalent de ne pas du tout laisser le bénéfice du doute à quelqu’un que je ne connais pas et de lui asséner une sanction catégorique basée sur le jugement que quelqu’un d’autre a porté sur lui. Je ne suis pas capable de faire ça. Je préfère donc aborder une œuvre indépendamment de son auteur, et faire connaissance avec elle sans préjugés avant d’aller chercher plus loin si j’estime que c’est nécessaire.

Je vous avoue que j'ai du mal avec la question financière... Je comprends très bien où vous voulez en venir, mais contrairement à [mention]Flammy[/mention], je ne pense pas qu'acheter le livre d'un auteur polémique vivant revienne à valider ses actes ou ses propos. Pour moi, c'est avant tout valider l'industrie de l'édition qui diffuse au grand public un produit polémique, mais qui porte à réflexion et pourra être l'objet d'études. La consommation culturelle est aussi floue que n'importe quelle consommation, et il est presque impossible de savoir où va chaque centime, mais il est clair que sur le prix du livre, tout ne revient pas à l'auteur. Du coup, si je me renseigne sur l'auteur, est-ce que je dois aussi me renseigner sur la maison d'édition et la boycotter si j'estime qu'elle va à l'encontre de mes principes ? Idem pour l'imprimeur ou le traducteur s'il y en a un ? Acheter un livre devient un vrai parcours du combattant... Et ça revient à ce que disait [mention]Xendor[/mention] : qu'est-ce qu'on condamne exactement ?

En plus de ça, je considère que la recherche et les études sur les œuvres polémiques sont essentielles. Pour reprendre l'exemple de Mein Kampf, déjà mentionné plusieurs fois et qui est majoritairement accessible (tout comme les films de Leni Riefenstahl, [mention]Eryn[/mention], qui ne sont pas toujours faciles à trouver, mais sont trouvables, soit avec des autorisations spéciales, soit illégalement), je trouve que c'est important que ce texte ne soit pas interdit partout, car comme le dit [mention]Fannie[/mention], si on fait disparaître tout ce qu'on juge polémique, on n'est pas mieux que ceux qu'on juge...

Dans le cas où je sais déjà que l'auteur est polémique, ça dépend beaucoup du contexte. Si mon but est d'en savoir plus sur cet auteur, je n'hésiterai pas à acheter un de ces livres. Si d'un côté, j'ai entendu des critiques négatives de l'auteur, mais des critiques positives du livre, je vais sûrement lui accorder mon attention également.
Pour continuer avec Leni Riefenstahl mentionnée plus haut, j'ai fait beaucoup de recherches sur ses films durant mes études, et même s'ils véhiculent une idéologie absolument horrible, jamais je ne contredirai le fait que ses films sont cinématographiquement magnifiques. Les visionner était d'ailleurs une expérience fort intéressante, entre dégoût et fascination.

Tout ça pour dire, je crois que je sépare au premier abord l'artiste de son œuvre et que je les regroupe par la suite si j'y vois là un intérêt, mais pas automatiquement.

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Litchie
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Litchie »

Elf a écrit : 17 juil. 2020, 11:09dissociez-vous l'œuvre de l'artiste ?
Non.

À demain pour de nouveaux débats !

Bon ça va, je rigole, mais en fait tout a été dit. Je suis ravie qu'[mention]Eryn[/mention] ait mentionné Blanche Gardin car je pense aussi systématiquement à son sketch à chaque fois que je tombe sur ce débat.

Déjà, une oeuvre c'est toujours personnel. Que ce soit un film, un livre, un tableau, le résultat est comme il est parce que c'est la somme du vécu du ou des auteurs. Donc non on ne peut pas séparer l'artiste et l'oeuvre. Si Zola avait écrit Notre-Dame de Paris, le roman ne ressemblerait pas à celui qu'on connaît. Qu'il y ait un message dans l'oeuvre ou non, qu'elle soit profonde ou juste divertissante, peu importe. Une oeuvre existe parce que l'auteur l'a voulu comme ça. Donc on ne peut pas, à mon sens, séparer les deux. Sans même évoquer l'argent, apprécier une oeuvre, quelque part, c'est toujours faire un "pat pat" sur la tête de l'auteur, que ça soit conscient ou non. Et certains ne le méritent pas/plus, tout simplement.

Comme beaucoup, j'ai acheté pas mal d'oeuvres sans connaître l'artiste. J'ai découvert par exemple assez tard le racisme de Lovecraft et pourtant j'ai beaucoup aimé ses romans (je n'ai pas tout lu évidemment). Maintenant que je le sais, est-ce que ça veut dire que je veux voir ses oeuvres censurées ? Non bien sûr, mais j'avoue avoir beaucoup moins envie de le lire désormais. Une préface expliquant les "dérives" des auteurs ça me paraît être une bonne alternative, mais ça m'étonnerait qu'un auteur vivant accepte de voir son ouvrage "gâché" par le fait qu'il a tué quelqu'un quand il était jeune (par exemple), surtout que ça serait en plus contraire au droit à l'oubli et à la seconde chance. Est-ce que s'obliger à se renseigner sur les artistes devrait faire partie de notre éducation, au même titre que la lecture elle-même ? Peut-être.

En tout cas il est clair que e si je sais qu'une personne a commis un crime ou est parfaitement dégueulasse dans sa manière de penser, je vais comme beaucoup boycotter ses oeuvres. Ce n'est pas comme si on manquait d'artistes : comme le souligne [mention]Jupsy[/mention], ça permet de découvrir d'autres créateurs.

Dit comme ça, ça a l'air simple mais ce n'est pas complètement vrai. Pour reprendre des exemples déjà cités, Polanski et Cantan, je m'en fiche. Par contre quand je découvre qu'un artiste que j'aime d'amour est un salaud, la déception fait très mal. Pour donner un exemple concret, je suis une grande fan de Sigur Ros. En 4 ans, je les ai vus 5 ou 6 fois en concert. C'est le genre de musique qui me permettait de vivre dans un autre monde, vraiment, frissons et déconnexion totale. Mais voilà, il y a un ou deux ans, le batteur a été accusé de viol et a quitté le groupe. Depuis... j'ai vraiment du mal. Je ne les écoute presque plus. Je ne porte plus mes t-shirts. Pourtant ce n'est pas la faute du groupe entier mais c'est devenu très difficile de les écouter. Je sais que je ne peux plus écouter un seul morceau sans me dire que j'apprécie un violeur :pensive:

Du coup, non, impossible pour moi de séparer les deux.

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Fauchelevent
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Fauchelevent »

Je lis le débat depuis le début et ai jusque là refusé d'y prendre part parce que je me connais : mes ressentis sont extrêmement manichéens et peuvent certainement paraître grossiers à certain.e.s. Je m'en rends compte. Je peux écouter, lire les avis des un.e.s et des autres avec plaisir tant que c'est échangé avec respect et intelligence, mais j'ai conscience d'être assez imperméable aux autres sur ce genre de sujet. Franchement, je n'y arrive pas - à comprendre, je veux dire - et je ne suis pas sûre d'avoir envie d'y arriver.

Donc : faut-il séparer l'oeuvre de l'artiste ? Je réponds également NON. Un truc massif, buté (et stupide, peut-être). Je ne comprends même pas que l'on puisse user de cette phrase, en fait. "Non mais, tu comprends, il faut dissocier l'oeuvre de l'artiste". Comment fait-on ?
J'ai bien conscience de toucher à plus gros que moi : la morale, la loi, les principes, ce sont des choses qui fluctuent et qui (me) dépassent. C'est parce que nous n'en avons pas les mêmes exactes définitions ni les mêmes exactes visions que nous pouvons nous permettre d'user de ces phrases, de déplacer les curseurs dans le sens qui nous convient. Les différences peuvent êtres ténues, mais elles sont toujours bien présentes.

J'ai tendance à penser que si l'oeuvre est d'une autre époque et que l'artiste est mort.e, il faut continuer à la publier voire à la diffuser, en en usant comme d'un exemple de ce que l'on a pu faire, avant, et de ce qu'il ne faut surtout, surtout pas/plus dire/faire maintenant. Avec une précaution absolue. Censurer quelque chose qui a déjà été abondamment partagé ou qui a une valeur historique non négligeable (je pense effectivement à Mein Kampf) me paraîtrait absurde. Ce n'est pas en brûlant des œuvres et en enfonçant sa tête dans le sable que l'on répare ce qui a été détruit. En revanche, il me paraît absolument nécessaire d'user de ces œuvres comme d'un support pédagogique, en les enrichissant de notes, de préfaces, de postfaces, de bibliographies, de documentaires, de tout ce qu'il faut pour en expliciter le moindre détail, pour les ancrer au mieux dans ce qui n'existe plus et ce qui nous dépasse : le contexte personnel, intime, des auteurices, et le contexte général, historique de naissance de l'oeuvre.

Si l'oeuvre est contemporaine et l'artiste bien vivant.e, et si l'on sait que ce.tte dernier.e a tenu des propos condamnables / est soupçonné.e d'actes répréhensibles ou condamnables / a été condamné.e... Il me paraît absolument inconcevable de continuer à lae suivre. Une oeuvre, on la doit à un.e artiste, ce n'est pas interchangeable, ce n'est pas commun, ce n'est pas générique. On met de soi dedans, on met ce que l'on voit, pense, ressent, ce que l'on a vécu, ce que l'on aurait voulu vivre, ce pour quoi on lutte. C'est un support d'expression propre, absolument unique, et en cela, ça semble - à mes yeux - absolument indissociable de la personne qui s'exprime.
Tu es un.e artiste et tu as dit / fait quelque chose d'insupportable ? Tu devrais le payer, de l'exacte même façon qu'un.e non-artiste le paierait. Je refuse absolument que l'on me dise, la bouche en cœur, qu'on va aller acheter sa place de cinéma pour aller voir le dernier Polanski parce qu'on dissocie l'oeuvre de l'artiste. Non. Qu'on me dise que c'est pour les équipes qui ont bossé derrière, pour les acteurices, pour les technicien.ne.s, pour l'histoire, je trouverais ça... bref, passable. En serrant les dents. Qu'on me dise que c'est parce qu'on ne pense pas à Polanski quand on va voir un Polanski, je trouve que c'est un foutage de gueule sans nom. Qui achèterait des toiles de Hitler en disant qu'elles feraient drôlement bien dans son séjour ? Qui assumerait ça sans la moindre interrogation, sans la moindre gêne ? (Oui, point Godwin, je sais.)
J'ai souvent entendu cette analogie autour de moi, toute simple mais que je trouve très à-propos : si l'on apprenait que le boulanger du village avait agressé / violé / tué quelqu'un, ou ne serait-ce que porté atteinte à quelqu'un, irait-on lui acheter ses baguettes avec le même sourire que celui que l'on réserve à un.e artiste ? Se targuerait-on avec la même fierté de séparer - de savoir séparer - la baguette du boulanger, parce que ce boulanger, quand même, il fait de sacrées bonnes baguettes ?

On peut être un.e monstre, un porc (une truie)(pardon pour les porcs et les truies, plus inoffensif.ve.s et pourtant moins bien traité.e.s que tou.te.s les grands porcs et les grandes truies de ce monde humain), et avoir du génie. Ca n'est pas incompatible, loin de là. Je considère que Céline est un génie de la littérature française, et ça ne m'empêche pas d'avoir eu la nausée en étudiant Voyage au Bout de la Nuit - oeuvre qui, par ailleurs, n'évoque pas l'antisémitisme de Céline. Parce qu'à chaque page, derrière le génie de Céline, il y avait Céline. Il y avait la pensée de Céline, le cerveau de Céline, le cerveau immonde de Céline. J'avais même peur, avant de l'ouvrir, ce bouquin. J'avais peur d'aimer le travail de Céline, et derrière, d'aimer une minuscule parcelle de Céline. Je refusais de lui concéder ce droit - le droit de mon appréhension, de ma reconnaissance, de mon admiration. (Cette phrase peut sembler prétentieuse, je m'en excuse. Je n'ai bien évidemment pas le début d'un orteil du génie de Céline, mais cela ne m'empêche pas de ne pas vouloir que mon cœur se perde du côté de son travail. Il galère déjà bien assez tout seul.)
Aujourd'hui, je peux écrire que j'ai étudié Voyage, que j'ai lu Céline, qu'il possède selon moi une forme certaine de génie. Mais que je ne lirai pas ce livre deux fois, que je ne lirai plus jamais Céline, et que cet homme est un monstre qui, s'il vivait encore, mériterait que l'on ne sépare pas du tout ce qu'il fait de ce qu'il est.

Je ne tiens pas non plus à passer pour quelqu'un pour qui il serait facile de classer les gens et les œuvres dans ce qui serait "bien" et ce qui serait "mal" - ne serait-ce que parce que ma conception du "bien" et du "mal" est intime. J'ai mes propres "oui mais...", mes hésitations, mes gros regrets. La fois où j'ai entendu dire qu'Antigone d'Anouilh - l'une de mes pièces préférées au monde - pouvait passer pour une apologie de l'antisémitisme, j'en ai pleuré de dégoût. Certain.e.s y voient au contraire une figure de résistance, l'Antigone, qui, par principe et par devoir, résiste jusqu'au sacrifice. Je n'ai aucun avis sur la question - ce que je sais, en revanche, c'est que mon amour pour cette pièce, aussi fort soit-il, porte désormais sur lui une tache que je ne saurais pas effacer. Elle porte un doute sur elle, et ce doute-là me répugne.

Il est intéressant, par ailleurs, de constater que "séparer l'oeuvre de l'artiste" est une notion ayant pris une véritable ampleur suite aux polémiques concernant des viols et agressions sexuelles par des hommes sur des femmes. On pouvait l'évoquer avant #MeToo, bien sûr - notamment à propos de Céline - mais cela demeurait je crois plus confidentiel et considérablement plus restreint. On séparait l'antisémite ou le raciste de son oeuvre comme si l'antisémitisme et le racisme étaient des erreurs du passé, comme si maintenant, on savait - on savait faire la différence, avec des yeux grand ouverts. Comme si on savait que c'était mal.
Le "séparer l'oeuvre de l'artiste" post #MeToo a presque une autre saveur, je trouve... Aujourd'hui, pour des œuvres contemporaines et des gens bien vivants, tout à fait ancrés dans notre monde, déjà condamnés, on peut se permettre de dire qu'avec nos mêmes yeux grand ouverts, on sait séparer l'oeuvre de l'artiste. Ca n'a pas du tout la même valeur, d'avoir conscience de vivre dans un monde qui rémunère voire glorifie un.e artiste (ou politique) impliqué.e dans une forme de violence et/ou de crime, et de continuer à ne voir en son oeuvre ou ses propos que la part la plus divertissante. C'est ouvertement admettre que oui, on sait, que l'époque ou le contexte n'excuse rien - puisqu'on vit dans le même - mais que l'on apprécie quand même cet.te artiste.

Je suis désolée par avance, je vais continuer à prendre Polanski pour exemple (puisque c'est une affaire encore évoquée récemment - même si elle n'est pas récente - et que l'on est en présence d'un homme tout à la fois condamné et récompensé) :

[TW Viol, pédophilie, sexisme.]
Spoiler
J'ai joué ma paresseuse et copié-collé un extrait de la page Wikipedia, parce que je n'ai honnêtement pas les cuillères aujourd'hui de retourner fouiner dans les articles détaillés. Je l'ai fait il y a quelques mois pour un débat qui nous divisait, moi et mon collègue, et ça avait été plutôt douloureux.
Donc, concernant la condamnation de Polanski, Wiki nous dit ceci : "Le 8 août 1977, Polanski plaide coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, les autres charges [rappel : avoir fourni une substance prohibée à une mineure, s'être livré à des actes licencieux et de débauche, s'être rendu coupable de relations sexuelles illicites, de perversion, de sodomie (selon la terminologie législative américaine) et de viol] étant abandonnées suite à la négociation entre les différentes parties pour éviter un procès public. Selon deux experts psychiatriques commissionnés par la cour, les docteurs Alvin E. Davis et Ronald Markman, Polanski « ne présente pas un profil de délinquant sexuel mentalement dérangé », précisent qu'il est d'une « intelligence supérieure, a un bon jugement et de fortes valeurs morales et éthiques », estiment que « les circonstances étaient provocatrices, qu'il y avait une certaine permissivité de la part de la mère » et ajoutent que « la victime n'était pas seulement physiquement mature, mais désireuse »."
C'est parce que le monde dans lequel nous vivons toujours est encore capable d'user de ce genre de propos et de défense que des hommes comme Polanski - des hommes intelligents, influents, doués, ne correspondant pas à l'idée rassurante que l'on se fait d'un pervers attardé, la bave aux lèvres - que nous sommes encore en mesure de séparer son oeuvre de lui et de nous rendre dans une salle de cinéma pour aller voir le film qu'il a réalisé avec amour. C'est parce que nous vivons dans ce monde que nous pouvons encore lui remettre une statuette et lui serrer la main en lui disant : "Bon boulot, Roman, j'ai beaucoup d'admiration pour vous."

Séparer l'oeuvre de l'artiste, c'est quelque chose de conditionné par ce que nous sommes (j'ai bien conscience de mon intransigeance, de mon étroitesse d'esprit, peut-être) mais surtout de conditionné par le monde dans lequel nous vivons. Nous dire que nous savons faire la part des choses quand cela concerne des œuvres anciennes, nées d'artistes qui ne peuvent a priori plus porter atteinte à personne, c'est facile. La preuve : je le fais aussi, en admettant ne pas trouver absurde qu'elles soient encore diffusées et/ou éditées pour être utilisées comme support pédagogique. Je pars du principe que moi, du haut de mon mètre 12, je sais faire la différence, je sais faire attention. Je ne suis pas antisémite, pas raciste, après tout. C'est facile, rassurant et extrêmement gratifiant pour l'ego de se dire que nous sommes aptes à nous tenir éloigné.e.s de tout ça, d'avant. Assez ridicule, aussi.
Nous questionner sur notre rapport aux œuvres et aux artistes, encore vivant.e.s et en construction, c'est infiniment plus douloureux. Ca demande un effort. Mais je crois vraiment que nous devons le faire à l'aune de ce que nous savons, parce que cela questionne aussi la vision que nous avons de notre société et parce que, dès lors, cela devient moyen puissant de la faire changer. Remettre en question un.e artiste en questionnant le rapport que nous avons à ses œuvres, c'est un premier pas, je crois. Parce que oui, considérer l'oeuvre d'un.e artiste problématique de la même façon que l'on considère celle d'un.e artiste non (encore) problématique, ce n'est pas anodin, qu'on le veuille ou non. Lire son livre, voir son film, écouter sa musique, c'est lui ouvrir sa porte, lui laisser l'opportunité de conserver son audience, son pouvoir et donc son influence. (Je n'évoquerai pas l'argent parce que je n'y connais rien, et parce que comme cela a déjà été écrit par d'autres plumes avant moi, il est impossible de savoir précisément où va chaque centime. Et parce que oui, il y a des gens - beaucoup de gens qui n'ont rien à voir avec ce que l'on reproche à cet.te artiste - qui travaillent avec ellui et ont le droit d'être considérés.)

Bref, j'ai beaucoup digressé, ça fait un moment que je suis sur ce message... Il n'est probablement pas aussi clair et précis que je l'aurais voulu. Peut-être agressif. Je ne sais pas. Désolée, sincèrement, si ça l'est.
En résumé : je considère que se dire capable de séparer une oeuvre - actuelle - d'un.e artiste - vivant.e, c'est au mieux une excuse pour avouer que l'on sait, mais que c'est difficile de faire la part des choses ou de renoncer à ce que l'on aime / admire (ce que je comprends et trouve très humain), au pire un foutage de gueule. Mais dans les deux cas, ça a un impact, et ça peut blesser des gens.

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Pluma Atramenta
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Re: Séparer l'œuvre de l'artiste ?

Message par Pluma Atramenta »

J'ai déployé toute ma fascination, concentration et mon intérêt à suivre ce débat vraiment très complexe, vraiment très intéressant. Je m'excuse d'avance pour le message biscornu que je m'apprête à rédiger, pour ma lenteur, et pour ma maladresse pathologique. Je ne suis pas réputée pour mon avis spécialement tranché, j'ai vraiment du mal à trouver de la stabilité. Donc voici : je suis mitigée.
Auparavant, je ne faisais pas attention plus que ça aux auteurs, si un livre me faisait vraiment envie, je l'achetais. Ce n'était seulement à la fin de ma lecture que je m'intéressais à l'artiste, et parfois, j'ai été écœurée. Le talent n'est pas toujours donné aux bonnes personnes mais en fait, cet hasard n'est pas si malheureux. Les gens cruels ne sont pas que cruels. Sous leurs carapaces de cruauté, ils peuvent cacher du touchant. Doit-on réellement se priver d'un livre parce que son auteur a battu sa femme, par exemple ? Si le roman en question ne divulgue aucune idée malsaine, je ne vois pas pourquoi je reposerai l'écrit sur son étagère d'origine. Et je suis assez d'accord avec @Flammy sur ce point-là : si l'auteur a été sanctionné pour ses crimes, je considères que c'est du passé, qu'il ne recommencera plus. Bien sûr, je ne suis pas si naïve, l'auteur pourra toujours poursuivre ses crimes. Certes. Je ne suis toutefois pas une sainte, je n'ai pas réponse ni justice à tout.
Pour reprendre l'exemple de Fauch (à qui j'ai trouvé l'avis merveilleusement développé et intéressant) : Non, c'est sûr, si on découvre que le boulanger du quartier a violé Jesépaki, on ne va effectivement pas venir dans sa boutique, tout sourire, lui réclamer une baguette bien chaude. On rompra immédiatement le contact. Mais moi, je veux parler des artistes pas des boulangers. N'est-ce pas justement l'objectif de l'artiste de déposer une part de lui dans son art, sans que cette œuvre ne soit ni tout à fait lui, ni tout à fait un autre ? Par principe, l'artiste écrit pour se soulager d'un poids ; pour se réfugier, s'oublier, si je puis dire, dans des mots.
Voici mon raisonnement : Quand un écrivain termine un roman, c'est comme s'il mettait au monde un bébé. Je sais, c'est un peu vache comme métaphore. Pour moi, "dissocier l'œuvre de l'artiste" serait comme "dissocier l'enfant du parent". Et franchement, doit-on dissocier le parent et son enfant ? Ma réponse est oui.

J'insiste, les gens cruels ne sont pas que cruels ; comme les gens généreux ne sont pas que généreux.

Je me sens vraiment mal, à vrai-dire, d'avoir un avis aussi bancal. J'ai l'impression de faire ma choupinette, la naïve qui répète et répète que le monde est bon, et les gens aussi. Cela, je ne le pense pas du tout, mais je ne pense pas vouloir abandonner mon côté enfantin, celui qui garde toujours l'espoir de la justice. L'Espoir, c'est tout ce à quoi on peut se raccrocher.

Pour en revenir à nos moutons, présentement, je suis donc plus prudente : je me renseigne sur l'auteur avant d'acheter et de commencer un livre, et je lis les appréciations sur ses œuvres. Si je ne trouve rien de suspect et que le livre me tente bien, ma foi, je prends. Les artistes mettent toujours une part d'eux-mêmes, leurs émotions, dans leurs œuvres - c'est vrai - mais parfois, ils mettent la bonne part, celle qui ne divulgue aucune idée discriminatoire ou que sais-je encore. Ils peuvent y laisser de l'intéressant, du touchant. Et là, tu peux très facilement tomber sur une pépite.
S'ils mettent d'eux leurs parts vicieuses, je vais bien évidemment me détourner de leurs œuvre. Mais là encore, je ne suis pas sûre d'être pour la censure. Censurer un roman, c'est grotesque ! Tout le travail, la passion et les émotions de l'auteur... on ne doit pas les déchiqueter. Même en étant malveillant, le livre reste un trésor. Car il est un morceau d'âme.

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